Alexia Barakou

26 octobre 2023

Pour éviter la panne, les constructeurs automobiles européens se tournent vers les mines

Lorenzo Buzzoni
Lorenzo Buzzoni
Nico Schmidt
Nico Schmidt
Ils sont prêts à tout pour couper le cordon avec leurs fournisseurs chinois. Les géants européens de l’automobile abandonnent leur chaîne d’approvisionnement historique et engagent des sommes faramineuses pour signer des partenariats avec les compagnies minières.
À six kilomètres de la frontière chilienne, à San Juan en Argentine, les foreuses font vibrer le sol, projettent dans les airs des nuages de poussière. Un martèlement se répète en échos sur les flancs des Andes. Nous sommes à 3500 mètres d’altitude, et plus d’une centaine de trous ont été fait pour sonder la terre à la recherche de cuivre.
 
Le site de Los Azules est l’un des huit projets lié au cuivre récemment lancés en Argentine, alors que la demande mondiale sur ce métal rouge explose. Pourtant, cela ne fait que quelques années que la dernière mine de cuivre a été fermée en Argentine. Désormais, les forages ont repris de plus belle et perturbent les montagnes silencieuses. Et cela grâce aux géants de l’industrie automobile : le groupe Stellantis (Peugeot, DS, Jeep, Fiat…) a ainsi signé un accord de 155 millions d’euros pour s’assurer la livraison de 100 000 tonnes de cuivre par an. 
 
La transition verte européenne dépend d’une augmentation considérable d’importations de minéraux, comme le cuivre ou le lithium. 60% des besoins estimés concernent le secteur du transport, selon une étude commandée par le secteur. L’industrie automobile a pris le lead : on lui demande de passer aux voitures zéro émission de gaz à effet de serre d’ici 2035.
 
Les enjeux sont considérables : sans une livraison stable de lithium, les fabricants européens feront face à des obstacles insurmontables pour parvenir à fabriquer leurs batteries essentielles à la fabrication de leurs 4x4 ou berlines électriques. En conséquence de cela, les chaînes d’assemblage à Turin ou Wolfsburg pourraient être mises à l’arrêt. Cela pourrait complètement changer le paysage automobile.
 
L’industrie automobile est à un tournant. Pendant longtemps, elle a dépendu uniquement d’une chaîne d’approvisionnement venant de Chine. Les dirigeant·e·s ne se souciaient pas de la livraison des matières premières. En 2016, Matthias Mueller (alors PDG de Volkswagen) avait considéré que les projets de construire en interne des usines de fabrication de batterie étaient une “absurdité”. Sa compagnie ne pourrait jamais faire ce choix, “si coûteux”. Depuis, Volkswagen a commencé à prévoir la construction de plusieurs usines de batteries, de Ontario, au Canada à Wolfsburg, dans le nord de l’Allemagne.
 
Dans le secret de leurs bureaux, les professionnels du secteur disent depuis longtemps que sans la bonne volonté de la Chine, l’industrie automobile européenne peut rayer de son agenda un futur électrique. Les batteries en particulier consomment beaucoup de matières premières critiques, le plus connu est le lithium. Dans les prévisions de l’agence allemande des matières premières, la demande mondiale en lithium devrait s’envoler dans les années à venir. De 134 000 tonnes en 2022, elle pourrait atteindre les 558000 tonnes en 2030.
 
“Toute la demande de lithium, ou presque, est destinée aux batteries”, considère Leonardo Buizza, analyste senior dans le think tank londonien Energy Transitions Commission. La Chine est le troisième producteur mondial de lithium dans le monde, et reste numéro un dans le traitement du lithium. Fabriquer des batteries à partir de lithium non traité est un procédé très compliqué et très onéreux.
 
Mais les voitures électriques n’ont pas uniquement besoin de lithium pour fonctionner. Les fabricants cherchent aussi du cuivre, du graphite, de l’aluminium, du nickel et du cobalt. Les chercheurs de l’Université catholique de Louvain projettent que le passage à l’électrique de l’industrie automobile correspondra à plus de la moitié de la demande globale en matières premières critiques. Et la Chine est impliquée depuis longtemps à tous les échelons de la chaîne d’approvisionnement.



Mais le temps est compté. La semaine dernière, le gouvernement chinois a annoncé que les exportateurs de graphite devraient désormais obtenir des permis avant de faire passer quoi que ce soit par delà les frontières. Cette nouvelle règle devrait prendre effet début décembre et pourrait être la première étape avant la restriction des exportations. Contraints et forcés, les constructeurs automobiles européens essaient donc de se sevrer de leur dépendance à la Chine. Ils investissent de plus en plus dans les mines, pour s’assurer de la livraison de matières premières critiques. Ils investissent aussi dans des usines de traitement et de recyclage.  
Mais y parviendront-ils ? Stéphane Bourg, directeur du BRGM, croit que s’il s’agit de remplacer une voiture thermique par une voiture électrique, c’est voué à l’échec. L’approvisionnement de minéraux et de métaux critiques nécessaires au remplacement de cette gigantesque flotte n’a pas été suffisamment anticipée. Cela prend plus d’une dizaine d’année, d’ouvrir une mine. “La moitié de la population ne sera pas en mesure, d’ici 2035, d’obtenir une voiture électrique avec une autonomie de 500 kilomètres”, nous a-t-il dit lors d’un événement récent du secteur qui s’est tenu à Athènes. “C’est impossible, dans ce laps de temps et c’est aussi un non sens en termes de développement durable”. 
 
Conduire des voitures électriques est bien plus écologique que des véhicules diesel, oui, mais si l’on prend en compte la construction du véhicule, qui a nécessité l’extraction de cuivre, de nickel, de cobalt et d’autres métaux et minéraux, elles sont bien plus polluantes. Stéphane Bourg considère qu’il faudrait que les propriétaires des véhicules les usent jusqu’à la corde, pour que cela vaille le coup. “Avec une voiture électrique, moins vous conduisez, plus vous polluez”, affirme-t-il. Il considère que le passage à l'électrique doit se faire en parallèle d’une réévaluation totale des modes de transport, de l’abandon de la voiture individuelle, pour s’assurer que les véhicules soient utilisés le plus possible.
 
Dans tous les cas, les compagnies automobiles se démènent pour obtenir les ressources limitées dont elles disposent. Les dirigeants des principaux fabricants signent accords sur accords. Mi mars, Thomas Schmall, directeur technique de Volkswagen a annoncé que sa société subventionnera désormais les activités minières. “Le goulot d’étranglement, pour les matières premières critiques, c’est la capacité d’extraction. Voilà pourquoi nous devons directement investir dans les mines, à l’avenir”, a-t-il expliqué dans une interview. 
 
Plusieurs mois après, on a annoncé que Volkswagen et Stellantis allaient accompagner l’achat de deux mines brésiliennes, pour y puiser du nickel et du cuivre. L’accord avait fini par tomber à l’eau, pour des raisons de coût. Mais le signal était clair. 

Cette année, Stellantis, la multinationale qui possède les marques Peugeot et Fiat, a signé neuf accords pour garantir l'accès aux matières premières essentielles, de l'extraction à la transformation.Shutterstock

On ignore encore si Volkswagen a l’intention d’extraire à son tour des matières premières critiques. La société a décliné nos demandes d’interview. Selon une personne qui avait assisté aux discussions, la société aurait jusqu'à présent rejeté une offre de participation à un projet d'exploitation minière de lithium monté par Vulcan Energy, dans la vallée du Rhône. 
 
Stellantis, la multinationale qui détient Peugeot ou Fiat, est moins timorée. Elle a investi 50 millions d’euros chez Vulcan Energy rien que l’année dernière. Et ce n’est que la première étape dans la démarche du groupe de s’assurer l’accès aux matières premières. Cette année, Stellantis a déjà signé neuf accords pour sécuriser sa chaîne d’approvisionnement, de l’extraction au traitement. En Australie, elle a déjà sécurisé 45 kilotonnes de manganèse de très haute qualité, pour la production de ses batteries. BMW aussi, a pu préempter du lithium auprès d’une société américaine Livent, pour la somme de 335 millions d’euros. 
 
En bas de la chaîne d’approvisionnement, les fabricants investissent aussi dans la production de batteries.
 
En mai dernier, Stellantis s’est associé à Mercedes-Benz et TotalEnergies pour lancer la construction de sa première méga usine européenne, en France. D’autres suivront. La société a récemment annoncé une "stratégie d'approvisionnement global". Jusqu’à cinq méga usines seront construites en Europe et en Amérique du Nord d’ici 2030. Le groupe allemand Volkswagen investit aussi massivement dans ses propres usines de batteries, avec six méga usines en projet d’ici 2030.  
En Europe, les fabricants et leurs fournisseurs entendent construire au moins 46 usines de batteries avec une capacité de plus de 1400 GWh. Pour l’instant, il n’existe que quelques méga usines en Europe, avec une capacité d’environ 75 GWh. Mais on peut se demander si les fabricants sont aussi indépendants qu’ils le croient. Notre analyse montre qu’un tiers de ces 46 projets d’usines seront construits ou opérés par des sociétés extra européennes. Cela comprend des sociétés chinoises, comme CATL. Le plus gros fabricant de batteries au lithium entend construire des batteries à Erfurt, en Allemagne, à Debrecen en Hongrie, destinées aux voitures de sport de Mercedes. 
Mais les plans européens semblent ridicules face aux prévisions chinoises, qui domine le marché. En 2021, les usines chinoises ont construit des batteries avec une capacité de 655 GWh. C’est trois quarts de la production mondiale.
Et il est impossible de savoir combien de ces grandes annonces verront effectivement le jour. “La capacité de production européenne ne se base que sur les annonces des fabricants, qui changent souvent et ne font pas l'objet d'une vérification indépendante”, a prévenu récemment la Cour des comptes européenne.  
 
Le programme de subvention américain, la loi sur la réduction de l'inflation, menace d’envoyer dans les roses plusieurs projets d’usines de batteries venus d’Europe. Neuf mois après l’entrée en application du paquet de mesure de relances, les fabricants de voitures et de batteries ont annoncé plus de 50 milliards d’euros de subventions sur le territoire américain. 
 
Impossible de savoir si l’UE fera quoi que ce soit pour contrer cela, explique Julia Poliscanova, directrice de l’ONG Transport & Environment. “Essayer de braver les États-Unis ou la Chine, c’est comme s’inscrire dans une course de Formule 1 avec une Fiat 500”. Dans un rapport daté de juin dernier, la Cour des comptes européenne a fait une observation similaire : “En Europe, la chaîne de valeur des batteries repose encore sur une dépendance de matières premières extérieures à l’UE. Dès 2030, les fabricants européens se retrouveront face à une pénurie de matières premières”. 
Mais dans leur tentative désespérée de se libérer de la domination chinoise, les fabricants européens pourront trouver de l’aide dans un allié inattendu : la Chine elle-même. 
En mars dernier, le fabricant chinois de batteries, Hina, a dévoilé la première voiture alimentée en batteries à l’ion-sodium. Ces batteries utilisent les ions-sodium au lieu du lithium pour l’électrolyse. La voiture Hina a une portée de 250 kilomètres, ce qui suffit pour la conduite en ville. “Ils et elles se comptent sur les doigts de la main, celles et ceux qui l’ont vu venir”, estime Maximilian Fichter, un expert en batterie à l’Université de Ulm. “Certains acteurs n’ont simplement pas le don de l’anticipation”.
Désormais, les compagnies chinoises maîtrisent la prochaine génération de batteries. À la fin de l’année, le géant des batteries CATL entend commencer la commercialisation de ses nouvelles batteries qui un jour pourront permettre aux voitures européennes de fonctionner.

Edition : Chris Matthews et Ingeborg Eliassen
Traduction : Anne-Laure Pineau
Graphicques : Marta Portocarrero.

HELP US CONNECT THE DOTS ON EUROPE

Support cross-border journalism

Tenez-vous informé.e de nos dernières publications en France et en Europe