En pleine guerre en Ukraine, des milliers de composants Airbus et Boeing équipent l’aviation russe

Caroline Varon (Disclose)

Chris Matthews
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Ella Joyner
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Lorenzo Buzzoni
Lorenzo Buzzoni
Wojciech Cieśla
Wojciech Cieśla
Pascal Hansens
Pascal Hansens
Leïla Miñano
Leïla Miñano
20 février 2025
Trois ans après le début de l’invasion de l’Ukraine, la Russie importe du matériel aéronautique fabriqué par Airbus et Boeing, en dépit des sanctions internationales et du risque d’utilisation par l’armée russe, révèlent Disclose et Investigate Europe. Ce trafic de pièces détachées passe par l’Inde et représente près de 50 millions d’euros depuis 2023.
Dominique* pâlit en relevant la tête de la liste sur laquelle il est penché. « Oui, cette pièce vient bien de chez nous… », souffle le technicien d’Airbus. Des rotors d’hélices Starflex, des pompes à carburant, des supports antivibrations, des leviers de pilotage… Son doigt descend sur les numéros de série de ces pièces aéronautiques. Son constat est sans appel : la quasi-totalité des 36 composants que nous lui présentons provient des stocks du géant de l’aéronautique dont les hangars se trouvent à quelques kilomètres du restaurant où il nous a donné rendez-vous, au cœur d’une petite ville du pourtour méditerranéen. « Vous êtes sûr que ces pièces sont à Moscou aujourd’hui ?, interroge celui qui développe des porteurs civils et militaires pour le numéro un de l’aviation mondiale. Je ne comprends pas comment c’est possible… C’est interdit. »

Depuis le 28 mars 2022, la vente d’aéronefs à la Russie ainsi que de composants indispensables à leur maintenance est formellement interdite pour les entreprises européennes. À l’instar d’Airbus, détenue notamment par les États français, allemand et espagnol. Objectif de ces sanctions : « frapper l’économie russe » et éviter que du matériel européen soit détourné à des fins militaires. Un risque bien réel tant les activités du secteur aéronautique russe sont liées à l’appareil d’État. En témoigne le cas de la compagnie Utair Airlines qui, d’après l’Union européenne, a fourni un appui aux troupes de Vladimir Poutine en les transportant en Ukraine. Ce risque de détournement a aussi conduit les États-Unis à encadrer les livraisons de matériel aéronautique, notamment par Boeing.
Pourtant, d’après l’enquête d’Investigate Europe, en partenariat avec Disclose, des composants européens et américains destinés à ce secteur sensible continuent d’arriver massivement en Russie. L’analyse de données douanières inédites révèle qu’au moins 700 cargaisons de pièces détachées fabriquées par Airbus et Boeing, mais aussi l’italien Superjet ou l’américain Gulfstream, ont atterri en Russie, entre janvier 2023 et septembre 2024, malgré les sanctions internationales. À chaque fois, des pales d’hélice, des générateurs, mais aussi des radars-météo, des écrans de cockpit ou des boulons ont transité par l’Inde. Montant des importations : 47,8 millions d’euros.

Au cœur de ce trafic se trouvent une centaine d’entreprises majoritairement basées en Inde. Ces sociétés qui se nomment par exemple Ascend Aviation, Arezo Aviation, Aerotrust, Allestro ou encore Agrim, ont ouvert une route alternative depuis l’Occident pour contourner l’embargo russe et profiter du vide qu’il a créé. « Plusieurs de ces firmes, qui font office d’intermédiaires, sont des petits commerces qui n’étaient pas portés sur l’exportation ou n’avaient même pas de liens avec les marchés occidentaux avant le conflit, explique Ameeta Verma Duggal, du cabinet DGS Associates à Delhi. Elles ont vu une opportunité et ont sauté dessus ».
Le schéma est enfantin : elles achètent ces pièces sensibles en Europe ou aux États-Unis, se font livrer à Delhi et les renvoient vers leurs clients russes à Moscou. Comme l’Inde est un pays « tiers » dans la guerre en Ukraine, il n’est pas soumis à l’embargo, et la plupart des maillons de la chaîne échappent ainsi aux sanctions. Les cargaisons sont envoyées depuis les États-Unis, des succursales en Asie et au Moyen-Orient et pour un tiers de ports européens. Confrontée à ces révélations, la Commission européenne déclare « surveiller de près les tentatives de contournement des sanctions, mais ne pas avoir trouvé de cas impliquant des firmes en Inde ».

D’après les données douanières analysées par nos soins, plus de 200 lots de pièces sont classées « haute priorité » par la Commission européenne. Autrement dit, elles peuvent être intégrées à des systèmes militaires russes. Certains de ces composants ont d’ailleurs été retrouvés sur le champ de bataille en Ukraine, d’après les membres du G7.

Les maillons français du réseau indien


La liste présentée à Dominique, le technicien d’Airbus, est spécifique : elle est constituée de 36 lots de pièces d’hélicoptères Airbus achetées par Heli Air Monaco. À l’origine, cette société monégasque se contentait de proposer des vols en hélicoptères et visites de vignobles sur la côte d’Azur. Des déboires avec le prince de Monaco, en 2015, l’ont poussé à chercher de nouveaux revenus, notamment grâce à son antenne spécialisée dans les pièces détachées. D’après notre enquête, Heli Air Monaco s’est récemment tournée vers le marché indien. En 2023, elle a ainsi acheté des composants d’hélicoptères à Airbus, avant de les expédier depuis Paris, Lyon et Nice vers Delhi. Valeur de la marchandise : 235 000 euros. Une fois en Inde, les pièces ont été réceptionnées par Agrim Aviation, une société de maintenance qui, cette année-là, a exporté l’essentiel de ses marchandises en Russie.
Un hélicoptère Airbus AS355 N de la société Heli Air Monaco. DRUn hélicoptère Airbus AS355 N de la société Heli Air Monaco. DR

Ces ré-exports ont valu à Agrim Aviation d’être placée sous sanctions par les autorités américaines, en octobre 2024. Motif ? La société indienne a « tenté de détourner des articles d’origine américaine vers la Russie […] probablement […] vers une partie du secteur aérospatial russe »Deux mois plus tard, l’Union européenne a sanctionné le client final d’Agrim Aviation : la société russe Utair Airlines, partenaire du ministère de la défense de Vladimir Poutine. C’est elle qui a réceptionné, entre le 10 juin 2023 et le 29 janvier 2024, les pièces détachées d’Airbus en Russie.

Parmi les composants achetés par Heli Air et livrés en Russie, dix sont classés comme des pièces de « haute priorité » pouvant servir à un usage militaire. On y trouve notamment deux composants pour les hélicoptères Écureuil AS350 et AS355, fabriqués par Airbus. Ces aéronefs à double usage seraient actuellement utilisés par les forces spéciales russes ; les commandos Spetsnaz responsables de sabotages et assassinats de civils. Heli Air Monaco avait-elle conscience du destinataire final de ses exportations en Inde ? Contactée par Disclose, Jacques Crovetto, le PDG de la société nie toute implication et parle d’une « erreur », sans plus d’explications.
Schéma d’achat et revente de pièces détachées Airbus et Boeing livrées à la Russie, via l’Inde. Infographie : Pierre Leibovici – DiscloseSchéma d’achat et revente de pièces détachées Airbus et Boeing livrées à la Russie, via l’Inde. Infographie : Pierre Leibovici – Disclose

Le groupe français Stavia « préoccupé »


La filiale de Stavia, Harmony Aerospace France, a expédié 80 cargaisons à Delhi depuis Paris, Lyon, Toulouse, mais aussi Singapour, les États-Unis et l’Angleterre. Dans leur immense majorité, les marchandises ont été achetées par la fameuse société Agrim Aviation. Ainsi qu’un autre intermédiaire tout aussi opaque et suspect que son concurrent : Ascend AviationDepuis novembre 2024, cette société fait l’objet de sanctions aux États-Unis liées à l’exportation de « 700 cargaisons à des entreprises russes ». Pas suffisant pour susciter une réaction de ce côté-là de l’Atlantique : Ascend Aviation est toujours autorisée à collaborer avec des entreprises européennes. De quoi contribuer à son business florissant : avec 10,8 millions d’euros en 2024, son chiffre d’affaires a été multiplié par 14 par rapport à 2021, l’année précédent l’invasion de l’Ukraine.

Contacté, le directeur général du groupe Stavia, Sébastien Gérard, se dit « préoccupé » que des pièces détachées vendues par sa société aient pu « finir en Russie ». Le dirigeant assure que s’il avait eu connaissance du client final, il n’aurait « vendu aucune pièce détachées aux sociétés impliquées ». Il dit également avoir « bloqué » toute exportation vers les sociétés indiennes Ascend et Agrim Aviation dans la foulée de leur placement sous sanctions par le département d’État du commerce. Reste que ses « procédures rigoureuses de contrôle » ne lui ont pas permis de repérer la manœuvre de ses clientes indiennes avant notre enquête, basée sur des données douanières pourtant en accès libre sur la plateforme Panjiva.

Si le groupe Stavia ne fournit pas d’explication sur son intérêt à exporter en Inde, la motivation de certains de ces intermédiaires ne fait pas de doute. C’est le cas, par exemple, d’Arezo Aviation Services et de son patron, l’indien Sanjay Kaushik. Celui-ci a été arrêté à Miami, en octobre dernier, pour avoir envoyé plusieurs millions de dollars de composants vers la Russie, dont un système de navigation « pouvant être utilisé pour guider les missiles » de l’armée russe. Pour ce deal, le dirigeant d’Arezo Aviation, qui risque soixante ans de prison, a touché une commission de 15 000 dollars.

Satair, la filiale d’Airbus qui livre directement en Inde


Parfois, les géants mondiaux de l’aviation ne s’encombrent pas d’intermédiaires pour commercer avec des entreprises indiennes peu scrupuleuses. Boeing a ainsi expédié 80 cargaisons, en majorité vers un client : Ascend Aviation, encore elle— avant son placement sous sanctions américaines — et  l’entreprise Aerotrust. Ces composants ont été quasi tous ré-exportés vers la Russie en 2023.

Plusieurs signaux auraient pourtant dû alerter le géant américain au sujet d’Aerotrust. Enregistrée à l’adresse d’une petite boutique de Delhi, nichée entre un salon de coiffure et un garage, l’entreprise est parvenue à envoyer pour 6,8 millions de dollars de pièces vers la Russie. Comment le puissant service juridique de Boeing a-t-il pu passer à côté de ces informations, accessibles par une simple recherche sur des bases de données en ligne ? Le mystère reste entier. Contacté, le groupe américain se contente d’indiquer qu’il a suspendu toutes opérations avec la Russie en mars 2022, y compris la livraison de pièces détachées.

La même question se pose pour Airbus et sa filiale Satair. Entre septembre 2023 et mai 2024, elle a expédié 12 cargaisons à des intermédiaires indiens qui les ont ensuite vendues à des acheteurs russes, notamment Aeroflot. Cocasse : Aeroflot est la compagnie d’État russe. Sollicité, le service communication d’Airbus affirme que le groupe, comme sa filiale Satair, met tout en œuvre « pour prévenir le contournement des sanctions contre la Russie ». En 2023, l’avionneur assurait même au New York Times qu’il effectuait « des contrôles sur toutes les entreprises qui lui commandent des pièces détachées ». Quant aux douanes françaises, ont-elles fermé les yeux sur ce marché en expansion ? « Ces éléments sont soumis au secret professionnel », balaie le service de presse rattaché au ministère de l’économie. Bercy tient tout de même à préciser à Disclose que la « réexportation vers la Russie de biens de l’Union européenne via des pays tiers, fait l’objet d’une forte vigilance de la France ».

Aucune des sociétés russes et indiennes identifiées au cours de notre enquête n’ont donné suite à nos demandes d’interviews dans le temps imparti. Parmi la dizaine d’entreprises occidentales impliquées, une seule s’est dite prête à un éventuel changement de cap : l’avionneur italien Superjet. Le 11 février 2025, il a annoncé à Investigate Europe et Disclose avoir « suspendu temporairement » tout échange avec son client indien Allestro Aero Solutions, à qui il a expédié 3 millions de dollars de pièces détachées en 2023 et en 2024, selon notre enquête. Mais là encore, le service chargé des contrôles internes semble souffrir de sérieuses défaillances. Quelques recherches auraient permis de découvrir que l’indien Allestro avait subitement fermé sa boutique en ligne de vêtements pour se reconvertir dans l’import-export de pièces détachées d’aéronefs en 2023, au moment où ce marché décollait en Inde.

Officiellement, Superjet a coupé tout lien avec la Russie en se séparant en 2022 de son actionnaire principal, le fabricant russe d’avions de chasse United Aircraft Corporation — placé sous sanctions européennes dès le début de la guerre. La direction de l’avionneur est passée depuis sous le contrôle de l’État italien. Mais une filiale d’United Aircraft Corporation s’est tout de même procuré des composants usinés par Superjet, en passant par l’Inde. À son insu, une entreprise gérée par le gouvernement italien pourrait être au cœur du système de contournement des sanctions imposées à la Russie.

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